par karatejapon » Lun Août 22, 2016 7:17 pm
Nous vous avons déjà offert une certaine perspective sur les élèves internes dans les dôjô, à travers plusieurs articles. Néanmoins, une demande récente nous conduit à vous proposer aujourd'hui une vision plus affinée du sujet, totalement en adéquation avec ce forum qui traite de la façon dont les choses se passent au Japon. Nos contacts dans le pays et nos rapports privilégiés avec certaines personnes nous permettent de vous donner accès à la vie quotidienne de plusieurs uchi deshi, membres du Kyokushinkaikan et vivant, ou ayant vécu, au sein du Honbu dôjô, situé dans le quartier d'Ikebukuro, au cœur de la capitale japonaise.
Tout d'abord, comme vous pourrez le constater au fil des témoignages jalonnant cet article, posséder le statut d'uchi deshi est bien éloigné de l'image que certains en ont. Rien à voir avec les descriptions cinématographiques truffées de clichés sur de supposés vieux maîtres accueillant des jeunes gens prometteurs. Rien de poétique non plus, la littérature sur le sujet, hormis par exemple le livre de Nicholas Pettas présenté sur le forum "Médias", est faussement rassurante et, là encore, la réalité est plus rude.
Au sein du Kyokushinkaikan, comme dans les autres groupes, les places sont comptées. Le processus de sélection est impitoyable. Chaque année des dizaines de lettres de motivation sont reçues et étudiées par divers responsables, sachant que Matsui Shokei Kanchô reste le décisionnaire final. Les candidats estimés les plus sérieux sont convoqués pour un entretien avec le Directeur mondial et il en allait déjà ainsi à l'époque d'Oyama Masutatsu Sôsai. Ils sont généralement accompagnés par leurs parents (obligatoirement pour les mineurs) ou une sorte de garant de moralité qui peut être un proche ou bien un ami de la famille et plaidera la cause du candidat.
La durée du séjour est d'un minimum de trois mois et certains uchi deshi restent un an, ce qui est un engagement lourd dont il faut savoir mesurer toutes les conséquences. Quitter le cursus avant son terme pose des problèmes sur lesquels nous reviendrons plus loin.
A savoir aussi, Les candidats étrangers doivent se débrouiller seuls pour obtenir un visa si nécessaire, selon leur nationalité. La seule aide fournie sera celle, linguistique, lors d'un éventuel renouvellement de visa ou pour un problème administratif ou bien encore à l'occasion d'une recherche d'emploi.
Enfin, les uchi deshi sont logés en dortoir, dans des conditions plutôt spartiates, et doivent subvenir à leurs besoins financiers, de nourriture et autres problèmes du quotidien.
Laissons la parole à Daniel Cherro Sensei, promu sandan en 2015 et maintenant de retour dans son pays, le Chili, avec son épouse qui l'avait rejoint au Japon.
"J'étais venu pour trois mois après avoir quitté mon travail et vendu tous mes biens au Chili. Le choc a été plutôt brutal mais je savais que ce serait dur.
J'ai débarqué à Tôkyô sans parler un mot de japonais. J'avais juste l'adresse du Honbu dôjô et ma valise. Dès le lendemain, malgré le décalage horaire j'ai commencé à m'entraîner mais aussi à travailler. Ce que je veux dire c'est travailler pour le Honbu dôjô et l'organisation en général. Il fallait bien entendu faire le ménage dans le dortoir mais aussi dans les locaux y compris le dôjô. Comme je parle anglais et espagnol on m'a affecté au tri et à l'étude des courriers arrivant de l'étranger. Le problème est que certains étaient rédigés dans des langues totalement inconnues pour moi; russe, polonais, turc, etc. Une vraie galère et personne ne m'aidait. J'ai fait de mon mieux mais, bon...un enfer parfois!
Je devais m'entraîner deux fois par jour mais aussi trouver du temps pour me préparer spécifiquement au passage de la ceinture noire qui était mon but en venant ici. C'était physiquement très éprouvant car on ne me passait rien. J'étais exténué et parfois je dormais dans un coin du dôjô. Il fallait aussi aller faire les courses, aller à la poste et des tas d'autres choses comme recevoir des gens importants ou accompagner certaines personnes à l'autre bout de la ville.
A l'issue des trois mois j'ai passé avec succès l'examen du shôdan et j'ai décidé de rester comme élève externe. J'ai trouvé un studio, ma femme m'a rejoint et nous avons cherché du travail car j'avais épuisé mes économies. La vie en dortoir avec les autres était plutôt sympathique mais c'était quand même mieux ensuite.
Comme tu le sais je suis resté plusieurs années et je suis devenu assistant Instructeur, de façon à préparer l'examen du sandan.
C'était une excellente expérience et je ne regrette rien. Trois mois c'est court et long à la fois. Je plains quand même ceux qui suivent le cursus d'une année. En tout cas je suis fier d'être un ancien uchi deshi, c'est unique."
Ecoutons maintenant Fabrice Fourment, Senpai nidan IKO entre autres compétences martiales.
"Je suis venu car je voulais absolument avoir cette expérience exceptionnelle. J'ai eu de la chance car dès le départ je suis devenu très proche d'Artur (Hovanissyan Shihan) et nous avons décidé de nous entraider. Physiquement c'était d'autant plus que dur que c'était l'été, la chaleur et l'humidité étaient suffocantes. J'ai perdu plus de dix kilos en trois mois.
Ca frappait dur pendant les entraînements. Souvent, à la fin, je m'allongeais dans un coin et je dormais là, à même le tatami.
Tu veux rire...? On m'a affecté au téléphone! Je devais répondre. J'avais appris la formule de politesse consacrée en japonais mais je ne connaissais rien d'autre. Le problème était que les gens se lançaient dans des conversations et j'étais totalement perdu. Je leur disais 'chotto matte kudasai' ('Attendez s'il vous plaît') et je passais vite le combiné à un Japonais. Ca les faisaient rire!
J'a eu des moments difficiles en dehors du dôjô. Notamment avec Artur quand il fallait rester des heures debout, en costume cravate, lors des tournois. Personne ne s'occupait de savoir si on avait soif ou faim. Quand tu es uchi deshi tu es taillable et corvéable à merci mais c'est une super expérience."
Et maintenant le témoignage d'Artur Hovannisyan Shihan.
"Quand tu es uchi deshi tu fais tout ce qu'on te dit de faire. Le ménage, la cuisine, les courses et tu dois gérer ton entraînement. Tu dois montrer que tu progresses, tu n'es pas en vacances au Japon. Tu dois aussi apprendre le japonais. C'est très dur comme période mais pour moi c'était une chance exceptionnelle. Il ne faut pas abandonner malgré les difficultés. Tu dois t'endurcir physiquement mais aussi mentalement quand tu es étranger. Je crois que c'est pareil pour les Japonais. Quand j'étais uchi deshi il y en avait certains très jeunes donc c'est difficile d'être loin de chez toi et ta famille.
Les bons côtés existent aussi, heureusement. Tu fais partie d'un groupe, comme une famille. C'est quelque chose de rare à partager. Et puis le niveau est très élevé, tu t'entraînes dur sous la direction des meilleurs. Je sais que beaucoup de jeunes veulent essayer mais il y a peu de places disponibles et il faut bien comprendre ce dont il s'agit avant de se lancer. Tu te souviens du Brésilien qui est reparti au bout de deux mois, je crois? Son Sensei est venu le récupérer. Quel gâchis! Tu dois comprendre que si tu viens ici tu feras comme les Japonais mais ceux d'avant, pas les jeunes avec les jeux vidéos. Si tu es incapable de manger comme les Japonais, si tu ne fais pas d'efforts pour apprendre la langue et t'intégrer, tu cours droit à l'échec."
Nous avons volontairement choisi de ne vous proposer que des témoignages émanant de non Japonais ayant été acceptés comme uchi deshi. Ceci afin de vous aider à cerner les difficultés mais aussi l'expérience unique que cela constitue. La vision des Nippons, également intéressante, est quelque peu différente en raison d'acquis culturels propres à leur société et leurs habitudes mais nous pourrons vous la proposer à l'occasion d'un autre article.
Une précision pour conclure. Elle concerne les uchi deshi ayant interrompu leur cursus.
En cas de blessure réellement incapacitante ou d'évènement familial grave, la possibilité de reprendre le séjour à zéro sera éventuellement offerte à nouveau, selon l'approbation du Kanchô. Par contre un départ volontaire sans raison "valable" interdira tout retour en tant qu'uchi deshi, sans pour autant entraîner une éviction de l'Ecole. Nonobstant ces règles (d'ailleurs non écrites), il est facile d'imaginer la difficulté de continuer à s'entraîner pour une personne dans ce cas de figure. Pour en avoir parlé avec Fukuda Isamu Shihan, auparavant responsable des uchi deshi, il s'avère que ces personnes quittent souvent le Kyokushinkaikan pour se tourner vers une pratique moins exigeante.
En espérant que cet article aura répondu à vos questions et aura su vous intéresser.