Aujourd'hui nous souhaitons vous conter une anecdote de dôjô qui n'est ni récente, ni ne concerne même directement le karatedô. Nous y avons néanmoins repensé à plusieurs reprises dernièrement et vous proposons de la partager.
Comme nos membres assidus le savent, en supplément de la pratique du karatedô, comme de nombreux yûdansha Kyokushinkai, nous nous intéressons au taikiken de Sawai Kenichi Sensei. A ce titre nous avons participé à deux gasshûku européens dirigés par Yan Kallenbach Sensei et Marshall Mac Donagh Sensei. Organisés en Suède, à Lygnared, ces stages furent l'occasion de travailler avec des pratiquants Néerlandais, Allemands, Suédois, Suisses et Français, d'horizons divers. L'ambiance y était studieuse mais pas élitiste et l'échange courtois restait le maître mot avec la progression pour tous.
Pendant les trois jours du gasshûku, plusieurs ateliers sont organisés et les Sensei de taikiken présents partagent sans réserve leurs grandes connaissances. Un véritable plaisir à notre sens.
Le groupe français était mené par Jacques Legrée Sensei (également Shihan de Kyokushinkai karatedô) et Jean-Luc Lesueur Sensei.
L'habitude de Yan Kallenbach Sensei est de laisser chaque Sensei intervenir sur des points précis, parfois dans des domaines fort différents les uns des autres, et diriger un atelier ou une session de travail spécifique.
En 2010, un Sensei Suisse germanophone résidant au Pays Bas nous fit une démonstration qui, à titre personnel, nous laissa songeur.
Homme tout en retenue, grand et se tenant droit, la cinquantaine, semblant parfois marcher avec difficulté voire claudiquer, il émanait de ce Sensei une grande douceur et une bonté inaltérable mais aussi comme un air mélancolique.
Son intervention portait sur le déplacement au milieu de plusieurs adversaires. Certains se remémoreront à ce propos les vieux films présentant Ueshiba Morihei O Sensei, fondateur de l'aikidô. Déjà âgé, on le voit se déplacer avec grâce, sans cesse, et mettre ses assistants "dans le vent".
Le Sensei Suisse, d'un abord très calme et serein, fit étalage de ses qualités de déplacement. Impossible à empoigner, à bloquer, mais distribuant au passage des claques, dans le plus pur style taikiken (pour les connaisseurs).
En fait il s'agissait d'un véritable tourbillon, tournant, virevoltant et empêchant jusqu'à quatre personnes de le ceinturer. Plusieurs se succédèrent, dont votre webmestre, sans résultat probant. Une véritable anguille qui semblait dans un état second. Le Sensei voyait tout et anticipait tout. Même les combattants Kyokushin s'y cassèrent les dents (au sens figuré bien heureusement).
Une fois sa démonstration achevée, le Sensei sembla repasser dans un autre état psychologique, repartir "ailleurs", avant de nous inviter à essayer à notre tour. Bien entendu, les résultats ne furent pas à la hauteur de ce que nous venions d'admirer, tant s'en faut.
Tout le groupe resta les yeux ronds devant ce que venait de démontrer le Sensei, avec une facilité apparente déconcertante. Il avait donné l'impression d'avoir appuyé sur un interrupteur virtuel en entrant dans le cercle de ses opposants.
Une fois l'exercice terminé, le Sensei se remit en retrait, marchant toujours lentement et semblant loin de tout. Un personnage quelque peu énigmatique car sans la convivialité de Yan Kallenbach Sensei ou l'humour déployé par Marshall Mac Donagh Sensei. Mais pas du tout antipathique, simplement une de ces figures qui poussent à se poser des questions, qui interpellent.
Le soir, lors d'une session avant le dîner, alors que le responsable européen nous proposait de nouveaux exercices, je me trouvais tout près du Sensei Suisse. Je ne manquais pas de noter son air las, son regard éteint et son dos voûté, une allure bien éloignée de celle affichée le matin.
Pendant que nous écoutions les explications données, je m'aperçus que la main du Sensei tremblait de façon incontrôlable, son autre main tentant de la contenir, sans succès.
Marshall Mac Donagh Sensei s'approcha alors de lui et, sans que pratiquement personne ne l'entende, avec une grande douceur et une simplicité désarmante, lui dit: "Laisse moi faire. C'est Parkinson qui fait encore des siennes? Je vais te donner du ki, ça va se calmer, reste serein, tu vas voir..."
Le Sensei Néo-Zélandais prit alors la main qui tremblait sans arrêt dans les siennes, et sembla partir très loin, lui aussi. En moins de cinq minutes, le Sensei Suisse se redressa et sembla retrouver une énergie renouvelée. Il irradiait presque.
L'entraînement terminé pour la journée, avant de rejoindre nos bungalows, Marshall Mac Donagh Sensei me fit signe et se mit à parler à l'abri d'autres oreilles.
"Tu as vu...? Il est atteint de la maladie de Parkinson depuis plusieurs années et ça ne s'arrange pas. C'est dur, avant même cinquante ans...Mais le ki permet de l'aider. Ca reste temporaire mais il n'est plus le même quand il pratique. J'ai essayé de lui en donner tout à l'heure et ça marche. Parfois il est presque incapable de se déplacer. En tout cas, c'est une sacrée leçon pour nous tous. Il n'abandonne pas et continue la pratique."
Sacrée leçon pour cette anecdote en effet...