Nous avons choisi de vous présenter aujourd'hui, sur ce forum, un dôjô dont nous ne pourrons paradoxalement vous donner l'adresse et encore moins vous suggérer une visite. Pas de photos ni de noms à vous proposer. Ce dôjô, visité à l'occasion d'un séjour à Singapour, est totalement privé, c'est celui qui accueille les Gurkhas, troupes d'élite que l'on retrouve dans plusieurs pays et installées officiellement à Singapour depuis 1949.
Empreint d'une longue tradition et d'une histoire glorieuse, on peut apercevoir les hommes de ce corps patrouillant dans les rues de la ville-état. L'emblème centenaire des Gurkhas est le kukri, un couteau à lame courbe, assez folklorique de nos jours mais qui fait néanmoins l'objet d'étude du maniement pour les membres de cette unité.
Si Singapour compte pas moins de onze dôjô prodiguant l'enseignement du Kyokushinkai karate, celui ci n'est ouvert qu'aux militaires de ce corps.
Un des trois Shihan locaux nous a proposé une très rare visite. Nous souhaitons le remercier pour cet honneur. De notre côté, promesse a été faite de ne citer aucun nom et s'abstenir de prendre des photos.
Arrivé sur place avec le Shihan qui devait superviser un cours, nous avons été reçu par un officier subalterne Anglais qui se révèlera un guide précieux, grand connaisseur des Gurkhas et de leurs méthodes d'entraînement.
Après avoir franchi la grille en fer forgé, nous traversons des jardins bien entretenus. Un arrêt dans un bâtiment bas faisant office de petit musée et nous arrivons au dôjô, perdu sous les frondaisons d'arbres tropicaux.
Une douzaine de militaires sont déjà là, en dôgi, pris par des échauffements et des étirements. Tout le monde se lève pour saluer le Shihan et l'officier qui a la gentillesse de nous présenter.
Quelques questions à l'officier en charge de l'entraînement au combat à main nue et au couteau.
- kj: "Pourquoi le karatedô et pourquoi cette Ecole spécifiquement?"
- "Ici à Singapour la tradition des Arts Martiaux est très longue. Les Chinois, nombreux dans le pays, y sont pour beaucoup. Nous devons former des soldats d'élite et, logiquement, les Arts Martiaux doivent faire partie du cursus, tant pour les apports physiques que mentaux ou psychologiques.
Maintenant, la hiérarchie a choisi cette Ecole grâce à Peter Chong Shihan. Il est ancien policier, très connu ici, et il a travaillé avec les forces armées de Singapour. Il nous a aidé à élaborer un enseignement correspondant à nos besoins, en tant que militaires."
- kj: "Tout le monde doit fréquenter le dôjô?"
- "A un moment ou à un autre du cursus, oui, c'est obligatoire. Après ce sera sur la base du volontariat.
Nous recrutons près de quatre vingt jeunes chaque année. Notre unité est très recherchée, à peine un candidat sur trois est retenu. Alors vous comprendrez que nous plaçons la barre à un niveau élevé afin de conserver notre réputation et nos capacités."
- kj: "Qu'apporte la pratique du karatedô à vos hommes?"
- "Cela se joue sur deux niveaux.
Les jeunes que nous gardons après les tests sont souvent forts physiquement et avec un intellect développé mais pour devenir des Gurkhas et avoir le droit de porter le kukri le chemin est encore long. Nous leur faisons comprendre ce à quoi ils s'attaquent quand nos Instructeurs les préparent sur le plan physique. Ca change tout dès la première séance car c'est mentalement très dur. Et, là, rien de mieux que le Kyokushin karate. Même les plus costauds vomissent et comprennent le chemin qu'il leur reste à parcourir."
- kj: "Vous parliez de deux niveaux..."
- "Oui...Le début c'est ça. Il faut les endurcir, surtout mentalement. Après, là encore selon un choix établi par la hiérarchie, il a été décidé d'un système de combat à main nue, comme pour toutes les forces armées du monde. Une fois de plus c'est le karatedô de cette Ecole qui a été retenu. Il a été jugé explosif et très puissant en associant le physique et le mental. Nos spécialistes sont, soyez-en certain, de véritables machines de combat. Même blessés il sera difficile de les éliminer. Chong Shihan nous a bien montré tout cela et son expérience unique en témoigne."
- kj: "Seul l'aspect self défense est-il étudié?"
- "Non car nous travaillons les bases de l'Ecole telles qu'établies au Japon ainsi que les kata. Bien entendu seuls ceux qui choisiront de poursuivre iront plus loin dans l'étude de l'Ecole mais la base reste commune. Un peu comme ce qui se fait en Corée avec le taekwondo."
- kj: "Pourriez-vous évoquer une particularité de votre pratique?"
- "Ce serait le combat au couteau et, surtout, contre un couteau. Normal avec notre tradition du kukri. Tous les jeunes y passent et là on s'amuse bien. Au début on se sert de feutres rouges ou noirs puis de couteaux en bois ou en plastique. Nos Instructeurs sont rarement touchés et ils mettent souvent les élèves KO car les séances sont très réalistes. C'est bon pour l'endurcissement."
Retour vers l'entraînement.
Les saluts sont tout ce qu'il y a de plus classique, comme dans n'importe quel dôjô IKO. Le portrait d'Oyama Masutatsu Sôsai est présent au mur, tout comme le dôjô kun.
Les élèves étant déjà "chauds" on passe dans le vif du sujet rapidement après quelques exercices de kihon et idogeiko.
Le thème du travail est la protection d'une personne. Un élève est allongé au sol, deux autres doivent le protéger en empêchant le reste du groupe de s'en approcher. Chacun jouera les trois rôles et les débats sont pour le moins virils. Les coups sont donnés au moins à 75% et on ne se fait pas de cadeau.
Le Shihan donne des conseils sur un ton bon enfant et toujours avec le sourire. Les deshi restent concentrés. Tous sont au moins nikkyû et on sent l'envie de bien faire, de progresser.
La seconde partie du cours - qui durera au total quarante cinq minutes - est consacré à l'étude des techniques de corps à corps. Le Shihan démontrera comment se montrer explosif et surtout décisif avec peu de mouvements. Saisie des parties génitales, des oreilles et des cheveux, coups de coude et de tête, piques des doigts, clés sur les petites articulations, tout y passe.
Une fois l'entraînement achevé, les saluts exécutés et le ménage effectué, les élèves travaillent seuls ou par deux. Séries de pompes, d'abdominaux ou de squats, révision de ce qui vient d'être étudié. Tous s'occupent sans parler ou bien de façon discrète.
Notre opinion est que le karatedô tel qu'étudié par les Gurkhas est bien calibré pour les missions de ce corps prestigieux qui a su entrer dans l'ère moderne, tout en conservant ses traditions et celles du Japon. Ironie de l'Histoire dans une certaine mesure car ces soldats ont fait partie des troupes d'occupation dans l'archipel dès 1945, comme nous l'apprendra l'officier qui nous guidera. Selon lui, le premier contact avec ce budô aurait eu lieu à la fin des années 1940 lors de confrontations entre la police militaire dont les Gurkhas étaient membres et les yakuza qui régissaient le marché noir. Ces souvenirs douloureux auraient - toujours selon les dires de cet officier, Anglais de naissance - poussé les instances dirigeantes militaires de Singapour à écouter et choisir la méthode proposée par Peter Chong Shihan.
Nous souhaitons remercier très sincèrement le Shihan pour son aimable proposition, l'officier qui nous aura efficacement guidé et répondu à nos questions ainsi que l'ensemble des Gurkhas qui se sont entraînés lors de notre visite, pour la qualité de leur accueil.