par karatejapon » Lun Déc 04, 2023 10:17 am
Ayant séjourné tout récemment à Tôkyô, nous avons profité de l'occasion pour nous entretenir avec un membre du Kyokushinkaikan, détenteur du shôdan, et accessoirement yakuza repenti. Nous côtoyant depuis plusieurs années au Honbu dôjô IKO, la confiance accordée à notre endroit par Takeshi (nous avons modifié son prénom) s'est créée naturellement et a permis cet entretien centré sur les rapports entre les yakuza et le karatedô. Le fait de ne pas être Japonais, tout en connaissant la langue, la culture et les codes sociaux, a grandement contribué à faciliter cet entretien. Takeshi s'est montré candide et bien plus ouvert qu'il ne l'aurait été en évoquant certains sujets avec un compatriote.
Afin de vous faire une image du personnage, comme tous les yakuza croisés dans le milieu des bûdô, Takeshi se montre discret, échange peu avec ses camarades d'entraînement et reste en retrait en toutes circonstances au dôjô. Son affiliation (passée le concernant) à une organisation criminelle reste visible, au delà de son attitude générale, pour qui sait observer et connaît quelque peu ce monde interlope. Ses tatouages sont occultés par des sous-vêtements longs portés sous le dôgi et la première phalange tranchée d'un auriculaire.
- kj: "Depuis combien d'années pratiques tu Takeshi et pourquoi le karatedô?"
- T: "Ca fait plus de quinze ans je crois. J'ai quarante cinq ans donc j'ai commencé tard mais je voulais faire du karate depuis longtemps. Quand j'étais adolescent je lisais tous les manga sur le karate. Mon préféré c'est Karate baka ichidai, j'adorais ça. Quand j'étais jeune, on traînait entre copains et on essayait des mouvements et des techniques qu'on voyait au cinéma, surtout dans les films des années 70 avec Takakura Ken et Chiba Shinichi. En fait je m'entraîne sérieusement depuis quinze ans. Avant c'était plutôt informel avec des techniques de boxe, de jûdô et de karate."
- kj: "Comme nous nous connaissons bien depuis longtemps je me permets de te poser des questions directement."
- T: "Pas de problème Sensei. Je veux bien répondre. Je ne peux pas parler de certaines choses avec les autres deshi mais avec avec toi c'est d'accord."
- kj: "Dans ce cas...Pourquoi es-tu entré dans un clan yakuza?"
- T: "Tu sais...Je n'ai rien fait à l'école, je n'ai pas été à l'université, je n'avais aucun diplôme. Je traînais avec une bande de jeunes voyous, on faisait quelques bêtises mais rien de grave. J'étais un adolescent un peu perdu, mes parents s'inquiétaient car je ne faisais rien. J'avais envie de faire du karate mais il fallait payer et puis mes parents ne voulaient pas car ils pensaient que j'allais m'en servir pour me battre.
Un jour, avec mes copains, on a rencontré des jeunes yakuza à Kabukichô (quartier des plaisir et des activités nocturnes de la capitale). En fait, nous on les voyait comme de véritables yakuza mais c'était juste des chinpira (apprentis yakuza au plus bas niveau de la hiérarchie dans les clans mafieux) qui appartenaient à un sous groupe d'une famille de seconde zone. Certains faisaient du karate et disaient même posséder une ceinture noire. Avec le recul, je me rends compte qu'ils ne connaissaient pas grand chose mais à l'époque j'étais impressionné.
A force de traîner avec eux j'ai finalement été intronisé grâce à un membre de cette petite bande qui est devenu mon aniki (sorte de grand frère qui devient responsable du nouveau membre de la famille yakuza)."
- kj: "Et cela te permettait de pratiquer le karatedô finalement?"
- T: "Malheureusement pas. Les lieutenants nous tenaient des discours disant qu'il fallait apprendre à se battre pour vaincre les clans concurrents mais c'était presque impossible. Déjà on n'avait pas d'argent car les anciens ne nous donnaient pas grand chose. On faisait surtout le ménage et les courses. Et puis quand on a essayé de s'inscrire à des dôjô les responsables nous regardaient de travers, ils ne voulaient pas de yakuza chez eux, bien entendu. Alors on s'entraînaient entre nous en regardant des films en VHS. C'était n'importe quoi..."
- kj: "Tu m'avais dit avoir essayé de t'inscrire ici, au Honbu dôjô..."
- T: "Oui, c'était ma pire expérience. Je me suis présenté à l'entrée en jouant un peu les gros bras. Les deux deshi qui s'occupaient du bureau d'accueil ont tout de suite vu que j'étais un voyou, à cause de mes vêtements et mon attitude. Je croyais les impressionner et en plus j'avais de l'argent liquide à la main mais ils n'ont pas bronché. Ils avaient l'air très calmes et sûrs d'eux. Du coup c'est moi qui avait un peu peur. Un Sensei est passé en dôgi à ce moment et m'a fixé d'un regard noir. Il était grand et massif. Tu le connais, c'est Tachimura Shihan. Je me suis senti mal et j'ai compris que c'était dangereux d'insister. Je suis immédiatement ressorti et, crois moi, je n'étais pas fier."
- kj: "As-tu utilisé le karate à cette période?"
- T: "Oui, enfin, si on veut. Il y a eu plusieurs bagarres entre jeunes de différents gangs alors on essayait de se servir du karate. Il y avait des entraînements dans notre clan sous la direction d'un ancien qui était shôdan mais ce n'était vraiment pas bon. Le résultat dans les bagarres n'était vraiment pas terrible et j'ai reçu beaucoup de coups. Je m'en suis rendu compte longtemps après mais notre attitude était mauvaise, très négative. Le karatedô ce n'est pas ça, on ne doit pas vouloir s'entraîner pour attaquer mais pour se défendre."
- kj: "Comment était ta vie à cette période?"
- T: "Pas terrible...Je n'avançais pas dans la vie. Je n'avais pas d'argent et je n'effectuais que des tâches sans intérêt. J'avais très envie de pratiquer de façon sérieuse mais c'était impossible. J'étais dans une impasse à tous les niveaux. Quand j'avais un peu d'argent donné par mon aniki ou venant d'autres sources pour des petits boulots, je payais un tatoueur qui travaillait souvent avec des membres du clan. J'en ai un peu partout sur le corps. C'est beau mais j'ai assez vite compris que ça me fermerait beaucoup de portes. Et puis ça n'impressionnait pas mes senpai. Je ne progressais pas dans la hiérarchie. Alors, petit à petit, j'ai décidé de changer de vie et quitter celle de yakuza. Ma famille ne me parlait plus, je me sentais inutile, c'était difficile. Mais pour y arriver j'ai mis quelques années."
- kj: "Et comment es-tu finalement sorti de ce clan?"
- T: "J'en ai parlé à mon aniki qui a commencé par me frapper. Donc je me suis tenu au calme en faisant le minimum et j'ai essayé de mettre un peu d'argent de côté mais ce n'était pas grand chose. Au bout de quelques mois j'ai encore abordé le sujet avec mon aniki en expliquant que je devais quitter Tôkyô pour aider ma famille dans la préfecture de Saitama, assez loin de l'endroit où nous habitions. Il m'a violemment critiqué et je suis devenu un peu comme un traître pour les autres mais ils ne m'ont pas frappé. J'ai attendu quelques semaines et un jour mon aniki a dit qu'il était d'accord. Si j'avais été membre d'une famille de premier plan je serais certainement resté avec l'espoir de responsabilités plus importantes et la possibilité de gagner correctement ma vie mais, là, je ne voyais aucun avenir.
Bien entendu, comme on s'occupait de moi pour la nourriture et tout le reste, j'avais une dette à payer au clan. J'ai donc dû me présenter avec mon aniki devant un lieutenant pour une sorte de cérémonie traditionnelle comme dans les grandes familles yakuza. J'avais très peur mais n'avais pas le choix. Je me suis tranché la première phalange de l'auriculaire avec un tantô (sorte de couteau traditionnel à longue lame). C'était horriblement douloureux. Je suis parti à l'hôpital me faire soigner et j'ai repris le cours de ma vie.
Une de mes premières décisions a été de m'inscrire au Honbu dôjô. J'ai parlé avec un Sensei à qui j'ai expliqué totalement la situation et j'ai été accepté. C'était vraiment un très bon moment pour moi."
- kj: "Et où en es-tu maintenant?"
- T: "Je suis assez content. Je viens au dôjô trois fois par semaine environ et j'ai déjà participé à quelques kangeiko (camp d'hiver au Mont Mitsumine). Je travaille suffisamment pour m'occuper de ma famille. Je suis marié avec deux enfants. En tout cas j'ai réussi à atteindre mon rêve d'adolescence en pratiquant le style de karate que j’avais choisi et où je voulais. Après, bien sûr, à cause de mon passé je ne peux pas avoir des relations comme tout le monde mais, au dôjô, pendant le keiko (entraînement), je n'ai aucun problème et tout se passe bien."
- kj: "Sais-tu si les yakuza sont nombreux dans les dôjô de budô?"
- T: "Pas aussi nombreux que certains le croient mais il y en a dans différents Arts Martiaux, pas seulement en karate. Les responsables de dôjô refusent souvent de les recevoir alors ils s'entraînent entre eux. Mais, évidemment, il y en a beaucoup qui veulent apprendre à se battre alors on en voit parfois. Généralement ils sont discrets pour ne pas déranger les autres pratiquants alors tout se passe bien."
Tous nos remerciements vont à Takeshi pour cet entretien réalisé intégralement en japonais.
Nous restons seul responsable des erreurs d'interprétation et/ou de traduction des propos tenus par Takeshi.